dijous, d’abril 24, 2008

[ fr ] Contrôle social et précarisation

Notes sur l’état d’exception et l’antagonisme politique

[ note: publié par le webzine de samizdat.net le 2 de avril 2005, ce texte est encore en ligne ]

1. Pour une généalogie matérialiste du biopouvoir


Historiquement, le contrôle social a toujours été la réponse aux exigences du commandement sur la production, la distribution et la consommation des biens. La spécificité des sociétés capitalistes réside dans le fait que ce commandement est exercé d’une façon intégrée, au moyen de l’intériorisation d’une violence qui est elle-même constitutive des rapports sociaux. Alors qu’à d’autres périodes historiques le contrôle social a été le résultat d’un exercice de la violence extérieure au corps, dans les sociétés capitalistes d’aujourd’hui le commandent s’exerce à l’intérieur même du « rhizome humain. »

Pour faire la différence entre ces deux modalités de contrôle social, Marx distinguait clairement entre la subsomption formelle et la subsomption réelle du travail dans le capital, la première étant celle qui a besoin de l’exercice extérieur du pouvoir. D’un point de vue strictement axé sur le politique, la corrélation décrite par les catégories marxiennes a sa correspondance dans la distinction foucaldiennes entre les sociétés disciplinaires et les sociétés de contrôle. Ces deux axes catégoriels, inscrits respectivement dans la critique de l’économie politique et dans la critique de la « science de la police » (Polizeiwissenschaft), nous permettent de mettre en évidence une généalogie matérialiste du biopouvoir, nécessaire à la compréhension de la problématique de la précarisation et du contrôle social.

Or, généalogie ne veut pas dire téléologie. Il n’est pas question ici de la disparition complète et/ou de la « supération » dialectique (l’Aufhebung hégelienne) des deux pôles « originaires » (subsomption formelle / société disciplinaire) dans leurs équivalents « développés » (subsomption réelle/société de contrôle). En fait, dans un monde où il n’y a plus d’extérieur possible aux rapports capitalistes, ce n’est que dans le repli du capital sur soi-même que peut s’ouvrir l’espace du conflit dialectique exigé par la reproduction du capital. À l’époque où « Calipatria » et les maquiladoras deviennent le complément indispensable du Silicon Valley et de Wall Street, des concepts tels que « société disciplinaire » ou « subsomption formelle » prennent une toute nouvelle signification.

Voici donc les limites stratégiques du processus de précarisation ; cela n’implique pas nécessairement la fin de l’autonomie des sujets productifs. Bien au contraire, les luttes sociales restent plus que jamais la variable indépendante du développement capitaliste. Ainsi, l’émergence d’une figure de classe telle que le Prékariat dans les métropoles d’aujourd’hui met en évidence à quel point on ne peut pas parler en termes propres d’une téléologie quelconque du biopouvoir. Il s’agit plutôt d’examiner la prédominance structurante d’un modèle (celui de la subsomption réelle/société de contrôle) sur l’autre en partant du résultat toujours contingent de l’antagonisme politique dans sa propre immanence.

Le processus de précarisation, institué aujourd’hui par les politiques sécuritaires néolibérales, devrait être conçu tout d’abord comme une stratégie de domination politique globale des agences capitalistes devant la crise cyclique qui s’exprime dans la chute de la New Economy. C’est bien dans ce cadre-là que le 11 septembre 2001 (niveau global), et la nuit du 31 mai au 1er juin 2003 (niveau local) deviennent les deux faces de la même monnaie ; deux points d’inflexion dans une seule stratégie sur laquelle se construit le commandement du capital actuellement.

Car, ce qui est devenu un fait dans le monde d’aujourd’hui c’est avant tout l’existence d’un paradigme de gouvernement qui combine de façon asymétrique et changeante d’infinies gradations possibles en fonction des rapports de force entre les sujets productifs et les agences capitalistes. Ce paradigme de gouvernement qui se constitue comme l’exercice permanent d’un pouvoir sur toutes les dimensions de la vie (un « biopouvoir ») c’est ce qu’Agamben appelle « l’état d’exception. »

2. L’état d’exception

Selon la théorie libérale moderne, l’état d’exception n’est pas conçu pour durer. Afin de faire noter la différence substantielle qui distinguerait l’état d’exception propre aux régimes démocratiques de celui qui est l’élément définissant le fascisme (le « dauerhafte Ausnahmezustand » des nazis), les juristes libéraux insistent toujours sur le caractère éphémère et prédéterminé du premier vers la restitution d’un ordre constitutionnel quelconque. De cette manière, l’état d’exception « démocratique » serait défini comme une mesure toute provisoire et extraordinaire n’ayant pour but que de restituer l’ordre politique (l’unité du biopouvoir face au différer de la multitude) dans certaines situations de crise où les changements dans la « constitution matérielle » (les bases matérielles des rapports de pouvoir que comporte le capital) risqueraient de faire périr l’ensemble du système politique.

Or, de nos jours, l’état d’exception est en train de s’avérer comme un dispositif durable, capable de gérer le néolibéralisme sécuritaire en réponse à l’actuelle crise d’accumulation capitaliste (celle de la New Economy). Malheureusement, rien ne nous permet de contester que cet état d’exception durable ne soit pas en train d’accomplir un changement de régime vers une nouvelle forme de dictature ; une sorte de néofascisme global qui n’aurait pas la forme concrète des régimes politiques historiques construits sur la souveraineté nationale (le fascisme italien, le nazisme allemand...), mais sur la gestion micropolitique de ce biopouvoir global et policier que Hardt et Negri appellent l’Empire.

Voici donc la fonction des politiques sécuritaires dans le cadre de la guerre globale permanente : construire une forme de souveraineté toute nouvelle qui institue une hégémonie totalitaire sur l’ensemble de la vie. Il s’agit de la production d’un espace vide, en suspension, où il n’y a que de la domination pour la domination (du fascisme), sans d’autres règles que celles du déploiement illimité de la volonté du plus fort. C’est seulement en inscrivant notre compréhension de la société de contrôle dans cette analyse de la tendance du développement du capital qu’on peut commencer à comprendre quelle est la seule limite politique au processus de précarisation, à savoir : la résistance du monde de la vie à l’expropriation capitaliste de la richesse du possible.

Dans ce sens, la fonction de l’état d’exception en tant que dispositif ordinateur du social est celle de suspendre les garanties prescrites par le droit public dans la « constitution formelle » (par exemple, le droit de manifester librement) afin de permettre l’ouverture du champ des luttes antagonistes à la recomposition du contrôle social au-delà des limites formelles de l’Etat de droit. Cette suspension des garanties du droit public ne connaît aucune universalité dans son application concrète. Bien au contraire, elle cherche à soumettre la multiplicité diversifiante des sujets productifs à l’unicité normativisante du biopouvoir impérial.

De ce point de vue, l’état d’exception n’est rien d’autre que de la pure réaction politique, à savoir : une réponse des agences capitalistes au défi que l’organisation en réseau des nouveaux sujets productifs (migrantEs, femmes, étudiantEs...) a lancé au commandement capitaliste avec la première vague de mobilisations post-fordistes (celle qu’on identifie avec le mouvement altermondialiste). C’est bien dans la crise de légitimité ouverte dans le commandement par les mouvements de résistance globale que les agences de la répression ont trouvé leur principal point d’appui pour lancer leur contre-offensive destinée à rétablir le contrôle social. Nous voilà devant le caractère purement réactionnaire que comporte toujours l’instauration contre-révolutionnaire de l’autocratie.

3. La précarisation de l’existence

Pour accomplir l’instauration d’une nouvelle modalité de régime politique autocratique, les agences capitalistes ont besoin en premier lieu de vaincre les forces qui leur sont opposées par les sujets productifs dans leur expérience quotidienne de résistance à l’exploitation. C’est ici que le processus de précarisation vient remplir une fonction de contrôle consistant à affaiblir les rapports sociaux constitutifs de la multitude.

Grâce à la précarisation, les politiques de privatisation et le new management préfigurent peu à peu une « constitution matérielle » plus ajustée à la volonté d’autonomisation du biopouvoir que celle du neocorporativisme libéral des « Trente Glorieuses. » La fonction de l’état d’exception est donc de faciliter ensuite une sortie à la crise dans la perspective de définir une nouvelle « constitution formelle. »

La précarisation de l’existence peut donc être considerée comme une stratégie de la tension destinée à instituer un dispositif de contrôle social capable de s’adapter aux exigences croissantes d’un monde soumis à une hyperaccelération du temps historique. Souvenons-nous que pendant les trente ans de postfordisme la productivité du capitalisme a été multipliée par cinq. Dans ce cadre-là, les politiques visant la précarisation de l’existence ont pour objectif la dissolution de toute perspective de vie future dans la consommation du présent.

Sans futur il n’y a pas de stabilité possible ; la précarité règne. La priorité est claire : il s’agit de supprimer toute perspective de durée, d’arriver à une contingence totale du monde de la vie pour instaurer ainsi une nouvelle forme d’exterminisme sélectif et ordinateur. La suspension du droit par l’état d’exception, tout comme la guerre globale permanente, ont un même objectif : situer les sujets productifs devant la menace constante de la mort, déclencher une épidémie de panique sur laquelle instaurer un nouveau régime totalitaire sur l’ensemble de la vie.

Dans l’architecture institutionnelle du biopouvoir instaurée par l’état d’exception, il est donc possible d’identifier une gradation extrêmement complexe et asymétrique des formes de la précarité. Il s’agit d’un éventail allant des formes plus technopsychotiques et sophistiquées propres aux figures sociales métropolitaines héritières de la composition fordiste, jusqu’aux formes les plus brutales subies dans les anciens empires coloniaux, tout en passant par les figures nomades des clandestinEs, sans que pour autant aucune frontière étatique ne puisse être délimitée entre elles.

La société de contrôle ne pouvant fonctionner que de l’intérieur du corps, le processus de précarisation doit s’attaquer tout d’abord aux rapports de transversalité constituants de l’activité productive des multitudes. Dans une époque où la production s’est organisée en réseau, il n’est plus question d’exercer le commandement depuis le centre, mais d’avoir la capacité de contrôler à tout moment les flux d’information. Le contrôle social devient avant tout contrôle sémiotique. Toute information libre, toute interaction communicative non filtrée, quelle que soit sa nature, devient instantanément un danger pour le commande du sémiocapitalisme.

Les affects étant toujours un rapport de communication constitutif des multitudes, leur soumission au commandement du sémiocapital devient un objectif prioritaire pour le développement de la société de contrôle : la pornographie, la publicité, n’importe quelle médiation symbolique de l’imaginaire cherche à médiatiser les rapports machiniques en produisant de la valeur. L’autocratie impériale devient effective dans le commandement du capital uniquement en pratiquant l’expropriation systématique du monde des affects. Et pourtant, une fracture reste encore ouverte entre l’organisme biosocial et la sphère de l’inorganique. C’est là que des nouvelles lignes de fuite du capital peuvent être découvertes pour réinventer un futur en commun du post-humain.